Porte Océane

Je mets une telle obstination à devenir apatride que j’envisage de demander la nationalité « venu d’ailleurs ».

Né quelque part. Dans quel pays mythique ; les brumes et les marées ; l’accostage des vaisseaux ; paquebots filants à l’occident, au ponant, ils tirent des vagues hautes qui roulent jusqu’à la plage et éclatent. Les baigneurs reculent avant l’écume, ils sont habitués. Mais ce n’est pas cela. Né encore ailleurs. Aucun souvenir. Né, en fait, à la « Porte Océane » ; c’est le lieu que j’ai choisi. Enfant dans ma chaise haute, je la vois bien, l’hiver derrière les arbres, la mer.

Ici devrait figurer une description longue, détaillée et sensitive de la mer. Ses odeurs, ses couleurs, ses bruits. Le plat et la tempête. Les marées et les heures des marées. Comment on se fait piéger dans une crique par négligence d’avoir consulté l’horaire. Le scintillement du soleil sur les vagues. Au coucher du soleil, surtout, car c’est une mer à l’ouest.

Je la vois bien, depuis ma chaise haute, qui scintille tout au loin. Je suis enfant, petit vraiment, mais j’ai trouvé mon horizon. Je sais, dès ce moment-là je sais, que c’est là-bas la vie. Toujours, là-bas. Car la terre n’a pour seul but que de finir à la mer. (Ça je l’ai compris plus tard, lorsque l’horizon ne fut plus que la terre).

Je la vois, depuis les vitres coulissantes du balcon (c’est un appartement moderne), très petite au loin, sur ma droite un peu, et devant moi, tourne sur l’écran bombé la pendule en escargot de l’ORTF. Quelques années plus tard, il y aura une deuxième chaîne, et des couleurs ensuite, mais jamais plus la télévision ne pourra rivaliser avec le scintillement de la mer, à l’horizon, l’hiver. Et jamais plus l’Europe n’aura le goût d’étrangeté du cercle d’étoiles grises entourant le mot « Eurovision » (on devait me le lire je pense), tandis que résonne une musique tonitruante, Beethoven, j’imagine.

Je n’avais pas cinq ans, la ville s’étalait au bas de la côte. (La 2CV penchait dans les virages tous les matins en allant à l’école ; un jour ma portière s’ouvrit et je tombais sur la route. Rien de cassé).

En bas c’était les grandes artères, grises à la pluie et venteuses en tout temps. Les bus grognaient et crachaient leur fumée, tandis que les portes accordéon poussaient un soupir. Les Dauphines se faufilaient nerveusement et les DS glissaient sur le bitume comme des rêves de luxe et de puissance. Mes parents avaient aussi une Ami 6 grise berline, à l’allure extravagante. On m’acheta le livre : « L’ Ami 6 de mon père » et sur les photos couleurs, c’était bien la même, grise et son toit blanc. Mais on m’emmenait surtout dans la 2CV, quand elle voulait bien démarrer. Ma mère s’agaçait sur le bouton du démarreur et je regardais le compteur, comme celui d’une moto, devant le pare-brise, en craignant qu’enfin l’aiguille se mette en mouvement, et que ce fut le départ pour l’école.

J’ai toujours détesté l’école et j’ai l’impression d’y avoir passé la moitié de ma vie. Les trois-quart serait plus juste. Je n’ai aucun souvenir du trajet vers l’école. Mais je revois parfaitement la lumière verte qui tombait du toit translucide du préau à une extrémité de la cour. Et d’une salle de classe. Petite ou moyenne section de maternelle ? Assis sur un tapis, on nous racontait des histoires et il fallait chanter. Je ne voulais pas. Ni écouter, ni chanter. Je me sentais abandonné, là parmi une foule d’enfants qui avaient l’air de savoir quoi faire. Je pensais à ma chaise haute, tournée vers les baies du balcon, et aux arbres à l’horizon devant le scintillement, l’hiver.

Je pensais à mes parents qui m’avaient laissé là et j’éprouvais durement les contraintes de la vie, il fallait que je sois là, pour qu’ils puissent travailler et gagner de l’argent et payer le loyer et la nourriture et le salaire de l’aide ménagère qui repassait le linge pendant que je regardais la pendule en escargot.

L’appartement était clair et spacieux. Ma chambre, au fond du couloir à gauche. Celle de mes parents en face. Aux murs de ma chambre le papier était bleu, à rayures blanches, ou bien était-ce de la moquette murale. Mais c’était bleu. Une couleur apaisante. Sauf la nuit. La nuit bien plus longue que le jour. On m’a raconté. Étrange que je n’ai gardé aucun souvenir de ces nuits où pendant des années je ne dormis pas ou peu, passée une heure du matin. Et pleurant, réclamant une présence, il fallait que ma mère ou mon père se dévouent à me chanter des berceuses ou lire des histoires qui s’achevaient toujours trop vite. Eux ils perdirent le vrai sommeil pour des décennies. Moi je dormais le jour. Peut-être hypnotisé par l’escargot de l’ORTF ou les étoiles de l’Eurovision. Par le glissement du fer sur le tissu. Le balancement des arbres devant le balcon.

Balcon d’où l’on me rattrapa un jour in-extremis, à moitié passé de l’autre côté de la rambarde, mon ballon était tombé dans le jardin quatre étages plus bas. Il y avait un grand soleil. C’était l’été probablement.

Les dimanches, qu’il fasse beau ou pas, à moins qu’il ne pleuve franchement, nous allions nous promener le long de la mer. Marcher sur les galets dès mon plus jeune âge m’a procuré une excellente stabilité.

Lorsque l’on dépasse l’avancée de la côte, au contrebas du phare et des antennes radar, de gros rochers polis par les eaux obstruent le passage et permettent toutes sortes d’escalades. Les algues et la mousse les rendent glissants souvent, même chose pour les brises-lames qui strient l’étendue de galets à distance régulière. Ces longues marches épuisantes, sur les galets, les dimanches gris, m’ennuyaient. D’un ennui profond comme un trou béant dans la tête. J’ai toujours gardé cette faculté à m’ennuyer soudainement. A l’école, au collège, au lycée, à l’université, je ne fis que cela. Pratiquement. Un trou dans la tête et une palpitation d’impatience. Pour rien.

La « Porte Océane » ce sont deux immeubles massifs qui encadrent l’avenue Foch au débouché sur la mer. Venant du centre ville, cela forme un monumental goulet, d’allure un peu soviétique, mais sans grandeur pourtant, où le vent passe comme au travers d’une tuyère, sifflant, giflant, surtout mêlé à la pluie. Du côté de la plage ce sont des façades presque lisses lessivées par les embruns. Mais personne ne les regarde ces volets rouillés, ces fenêtres dépouillées de leur peinture par des années de vis à vis avec les éléments. Personne ne regarde, puisque, depuis ces fenêtres comme depuis le passage de la Porte, il n’y a qu’elle que l’on voit. Que l’on entend. Que l’on sent. Sa présence efface le décor, rejette les constructions balnéaires dans les coulisses. Cette sensation revient à chaque fois que je passe la Porte. Même aujourd’hui.

Le rivage seul. La plage de galets descend brusquement. Et la mer. Jusqu’à l’horizon. Droite. Plate. Froide. Animée constamment du ressac. Roulement entêtant des vagues. Juste la mer, sans aucun pittoresque ni romantisme cartophile. Mais amenée, tirée depuis le centre-ville, par l’entremise de l’avenue interminable et démesurée, presque. Cette aspiration du regard au débouché de la Porte. Aller à la mer, évidemment.

Même vivant ici, la voyant, l’apercevant, du balcon, depuis les virages de la rue, chaque jour, aller à la mer n’était jamais une lassitude. Contrairement au reste de l’existence. La succession des jours, dont rien ne semble émerger. Quelle succession , d’ailleurs ?

Non, juste un continuum grisé. De la couleur des photos que mon père prenait, qui sont les seules traces de la présence de « quelque chose ». Comme cette promenade à la forêt de Montgeon où j’expérimentais pour la première fois de faire du vélo sans les roulettes arrières. Le vélo était blanc et j’étais très fier. Ça c’est la photo. Elle ne montre pas la chute sur le tapis de feuilles mortes. Les pleurs et la boue sur les vêtements, le précieux vélo renversé. On me la raconté. De quoi me souviendrais-je sans la parole et les photos ?

Pourtant, il est des images qui n’ont jamais été figées et qui me sont gravées. Des images immobiles, des couleurs, des lumières. On hérite de son enfance comme d’un bien qui ne vous appartient pas vraiment, mais l’essentiel on l’a volé.

Il serait vain d’aller d’anecdotes en anecdotes alors que je ne peux garantir l’authenticité d’aucune. Quoi de vrai dans tous ces souvenirs, j’invente sans doute, malgré ma répugnance pour le conte. Qu’importe, ma petite mythologie s’est agglomérée au fil du temps. Et lorsque la famille due quitter le port, par la faute de ma santé fragile, et s’installer dans des régions absentes de toutes nos cartes, là où la terre succède à la terre selon des variations presque insensibles, sans rien pour border et finir et infinir, alors c’est la lumière unique du ciel de mer sur la ville grise qui resta gravée comme la couleur de l’enfance. C’est l’odeur du sel et des algues qui resta le seul parfum. C’est le crissement des volets rouillés, sur les façades de la Porte Océane, qui seront à jamais le son de l’exil.

Forcément apatride, car mon pays n’a jamais existé ailleurs que dans les effilochures de mes premières années, les cristaux intacts des premières sensations, la conscience vive de ne pas être d’ici. Mais de quelque part, entre l’horloge escargot de la télévision et le phare rouge et blanc au bout de la digue. Là, où, poussé par les rafales, mouillé par les embruns, on s’appuie des coudes sur l’épais muret de béton gris et rugueux, pour regarder comme si c’était la première fois, la dernière fois, les vagues vertes et froides, frapper la coque des chalutiers trapus qui sortent du chenal, pour rejoindre l’horizon. Là bas. La ligne noire. La porte infinie.

Automne 2001 – Printemps 2004